Catégories : FETICHISMES au pluriel
il y a 11 ans
Les diverses formes de discipline aux quelles on soumet le corps le marquent, le forment, le tourmentent et le forcent à émettre des signes. D'autre part, comme l'ont souligné les féministes, le corps féminin surtout a été l'enjeu de toutes sortes de règles - alimentaires et vestimentaires - censées rendre la femme plus docile et plus « féminine ». Dans ce contexte, le corset a été considéré comme un instrument d'oppression physique et d'exploitation sexuelle. Mais il a également été apprécié pour son attrait érotique, et l'historien de l'art David Kunzle a même avancé que, loin d'être opprimées, les femmes du XIXe siècle qui laçaient leurs corsets très serrés étaient des fétichistes sexuellement libérées à qui cette contrainte procurait du plaisir.
« Ligotée pour le plaisir ? » demande le New York Times le 21 août 1994, tandis que Vogue conseille: « Respirez à fond. » « Le corset est-il fait pour étreindre ou emprisonner? Le débat risque de reprendre, maintenant qu'il descend dans la rue, en version simplifiée. » La réapparition du corset dans la mode - en tant que sous-vêtement et vêtement - montre à quel point le sens de l'habillement change d'une époque à l'autre.
Ce chapitre sera consacré au corset ancien et actuel, en tant que mode, fétiche et fantasme. Mais je voudrais d'abord faire une petite mise au point. Certains membres de la London Life League, qui regroupe des adeptes du corset, me croient « anti-corset », en partie parce que j'ai fouillé dans une littérature qui lui est défavorable, et aussi parce que j'utilise le mot « fétichisme », qui «risque de stigmatiser injustement des innocents ». Inversement, certains universitaires me voient en apologiste du corset en tant qu'instrument de torture, sous prétexte que j'ai fait allusion à son potentiel érotique et au fait qu'on avait beaucoup exagéré ses dangers. Je précise donc que je ne suis ni pour ni contre le corset, ni aucun autre article de lingerie- je sais trop que les passions vestimentaires peuvent avoir toutes sortes de sens.
Les adeptes du laçage
Le corset a été l'un des premiers vêtements fétiches et reste l'un des plus importants. Mais il faut bien distinguer la mode du corset, suivie par la plupart des femmes du XIXe siècle, et son utilisation fétichiste (très minoritaire), qui a parfois quelques atomes crochus avec le sadomasochisme et le travestisme. Et si la plupart des femmes victoriennes portaient des corsets, les tours de taille de 40 cm étaient en fait aussi rares que les talons de 15 cm aujourd'hui.
La journaliste Susan Faludi confond mode et fétichisme quand elle écrit:« Les marchands de vêtements de l'époque victorienne furent les premiers à créer un marché de masse [...] de la lingerie en faisant du corset un fétiche. » Le corset n'a jamais fait l'objet d'un fétichisme de masse, et seule une poignée de corsetiers a alimenté le marché fétichiste avec des corsets extraordinairement étroits - pour femmes et pour hommes.
Le corset a soulevé plus de controverses que tous les autres fétiches. Pour deux raisons fondamentales: l'une médicale, l'autre sexuelle. Nous n'allons pas passer en revue toutes les analyses médicales concernant ce sujet, mais j'ai vérifié avec Lynn Kutsche, qui est médecin, que la plupart des fameuses maladies attribuées au port du corset sont inexistantes ou nettement exagérées. Et il n'a jamais été prouvé que les femmes victoriennes se soient fait enlever des côtes. En revanche, les sources ont été utilisées avec beaucoup de naïveté. Susan Faludi écrit, par exemple:
À chaque retour de bâton l'industrie de la mode a produit des vêtements «punitifs» et la presse féminine a exigé que les femmes les portent. « Si vous voulez qu'une jeune fille devienne une gentille jeune femme aussi féminine dans son attitude que dans ses sentiments, lacez-la bien serrée» : voilà l'un des nombreux témoignages masculins en faveur du corset parus dans la presse à la fin de l'ère victorienne
Ce conseil tristement célèbre - « lacez-la bien serrée » - a souvent été cité comme preuve de l'oppression des jeunes filles et des femmes victoriennes, obligées de subir la contrainte d'un corset « briseur de côtes ». En fait, cette citation signée LE MORALISTE est tirée de l'une des sources les plus suspectes qui soient - l'infâme « correspondance du corset» publiée dans le English- woman's Domestic Magazine.
Entre 1867 et 1874, EDM a publié des centaines de lettres, souvent teintées de sadomasochisme, relatives au corset, au fouet, aux éperons, etc. Beaucoup d'historiens ont avalé sans trop se poser de questions les histoires de corsets d'EDM, comme si elles prouvaient la popularité de cette torture à l'ère victorienne.
Considérer la lettre du MORALISTE, datant de février 1871, comme« l'un des nombreux témoignages masculins en faveur du corset parus dans la presse à la fin de l'ère victorienne» est une grossière erreur, puisque le laçage «violent» était presque universellement frappé d'anathème au XIX" siècle et que ses défenseurs étaient extrêmement minoritaires.
En effet, tirée de son contexte, cette lettre a l'air de lier le corset à l'oppression des femmes. Mais, replacée au milieu de lettres du même genre, elle prend un tout autre sens.
En fait, les correspondants d'EDM avaient des préoccupations très éloignées de celles de la femme victorienne moyenne, et on peut les classer en trois catégories.
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Une modification radicale du corps imposant le port du corset jour et nuit.
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Un plaisir masochiste et un faible pour les scénarios érotiques de domination ou de soumission.
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Le corset comme élément de travestisme. Fakir Musafar, le plus célèbre adepte contemporain, également connu sous le nom de « the Ol' Corsetier », dit qu'une partie de ce qu'il a appris sur le sujet venait de source, comme EDM, qui « avait un petit côté fétichiste».
Les adeptes du laçage n'en finissent pas de battre les records de finesse de taille. Certains journaux parlent de jeunes femmes ayant perdu 25 cm de tour de taille. La jeune Nelly G., 15 ans, serait passée de de 50 à 40 cm en portant un corset jour et nuit. Et puis, le pompon: « Bertha G., 15 ans, tour de taille 28 cm », pieusement baptisée « enfant martyre » . A l'annonce de ces mensurations pour le moins farfelues, le public contemporain frémit d'horreur: il y croit comme il a cru aux 40 cm de la très fictive Scarlett O'Hara. Pourtant, ces lettres ne reflètent pas fatalement la vérité. En fait,quand j'ai emmené Pearl, l'homme au corset, visiter l'Institut du costume du Metropolitan Museum of Art, il a été très déçu de voir que si peu de corsets étaient aussi étroits que les siens - 48 cm. Les réclames les plus courantes concernaient des corsets de 45 à 76 cm. On trouvait aussi des corsets allant de 78 à 91 ou 93 cm, et même au-dessus. Mais sur des centaines de réclames de corsets, je n'en ai pas trouvé une demi-douzaine qui annonçait moins de 45 cm. L'une d'elles, pour corsets de 38 à 66 cm, visait sans doute la clientèle fétichiste.
En tout cas, les tailles annoncées dans EDM n'étaient pas du tout la norme victorienne. Mais ces lettre; sont si célèbres qu'elles ont servi de légendes dans une exposition sur la mode victorienne organisée au Metropolitan Museum of Art!
Étant donné l'attirance humaine pour les extrêmes, il est tout à fait possible qu'une taille de 40 cm ait existé. On trouve même plus petit aujourd'hui. Mais au passé comme au présent, de tels cas sont rares, et il vaut mieux renoncer au mythe des 40 cm si l'on veut comprendre quelque chose à la femme du XIXe siècle.
Pour Pearl, interviewé en 1994 dans le magazine Verbal Abuse (n° 3) par fakir Musafar en « Parfait gentleman » (fakir Musafar et Body Play la dominatrice Mistress Angel Stern, « la mesure canon pour le tour de taille est 45 cm. En dessous, on tombe carrément dans la magie ».
Fakir Musafar, idole de Pearl et personnage clé du monde de la modification corporelle, a dénombré trois catégories de porteurs de corsets actuels. Dans la première catégorie - où il se range probablement lui même -, il ya les « non-conformistes» qui veulent « atteindre une sorte d'idéal esthétique en agissant sur la forme du corps ». Viennent ensuite ceux qui associent le corset à la féminité. Porter un corset leur donne l'impression de changer de sexe, mais ils peuvent rester indifférents au «serrage ». (Beaucoup de travestis se rangent dans cette catégorie). Dans le troisième groupe, on trouve les masochistes qui cherchent un « inconfort érotique ». Mais ces catégories se recoupent et certaines personnes n'entrent dans aucune. Reste enfin ceux qui suivent la mode: ils sont moins nombreux aujourd'hui qu'au XIXe siècle, mais ils existent.
Discipline et punition
« On pourrait penser que dans les jeux de rôles SM, celui qui porte le corset est le soumis, l'esclave », écrit Stéphanie Jones. Mais ce n'est pas vrai. Le symbolisme du corset est plus complexe. Pour certains sadomasochistes, les corsets de cuir sont réservés aux dominants et les corsets de latex aux soumis, mais pour d'autres le corset n'a pas de « couleur sexuelle déterminée ». Le sens du corset dépend du contexte: «La dominatrice porte son corset comme une armure dont la courbe rigide oppose l'ultime humiliation à l'esclave, qui peut regarder mais ne doit pas toucher. [...] Alors que pour l'esclave, c'est évidemment une punition d'être corseté. » La dominatrice corsetée semble et se sent « impénétrable ». Du côté de l'esclave, le corset renforce l'idée de discipline et de bandage. C'est pour cela que le corset est souvent utilisé dans la « transformation du mâle en femme-mâle » : tout en satisfaisant le désir de l'homme de ressembler à une femme, le corset apaise son sentiment de culpabilité puisqu'il le punit.
Pour Alexis De Ville, acteur porno 'live, l'attrait érotique du corset est lié au « mystère de la femme» : «Tout ce que je sais, c'est que si je porte un corset dans une scène, j'obtiens de meilleurs résultats avec un esclave que si je n'en porte pas ». Pour les masochistes, « même un corset peu serré a . un effet merveilleusement négatif sur la mobilité et l'équilibre de celui qui le porte ». Mais dans un article destiné aux sadomasochistes sur les techniques de laçage, Fakir Musafar insiste sur le fait qu'un corset, « comme le reste de l'attirail SM, doit respecter des impératifs de sécurité et de qualité.[...] Et il est prudent d'observer quelques précautions quand on joue des scènes SM avec corsets très serrés ».
Les mots esclave ou sadomasochiste n'apparaissent pas dans la littérature fétichiste du XIX' siècle, mais, dans les lettres publiées par EDM, les mots discipline, réclusion, contrainte, souffrance, torture, supplice, soumission et victimes reviennent constamment. Pour certains correspondants, la finesse de taille ne suffit pas, car « la moitié du charme vient du laçage - et plus il est serré, mieux c'est ». «Une entrave bien appliquée est en elle-même attractive. » (Au contraire, le courant majoritaire de la culture victorienne préfère de beaucoup la taille « naturellement» fine à son imitation corsetée.) Certains adeptes, comme ALFRED dans EDM en janvier 1871, parlent avec sadisme des victimes féminines:
Je suis fasciné à l'idée qu'une jeune fille ait été soumise à la stricte discipline du corset depuis des années. Si elle a souffert de cette pression extrême - et elle en a certainement souffert -, elle en est dédommagée par l'admiration qu'elle suscite.
Certains correspondants imaginent des dominatrices forçant des hommes et des jeunes garçons à se corseter. D'autres expriment l'envie de torturer eux-mêmes les victimes qu'ils se seraient choisies. Le 25 décembre 1909, un correspondant de Modern Society est persuadé que, sous la torture, il peut contraindre une victime à porter un corset de 43 cm.
Krafft Ebing rapporte le cas d'un homme qui aimait« subir la souffrance du corset ou l'infliger à des femmes ». Un autre grand sexologue du début du xx' siècle, Wilhelm Stekel, décrit parmi d'autres cas celui d'un homme marié «respectable» qui porte un corset, se travestit et met des "talons si hauts qu'il boite: «Apparemment, la souffrance physique faisait partie de son bonheur et il en jouissait d'autant plus qu'elle était provoquée par un vêtement féminin. »
Il collectionnait aussi tous les écrits sur le corset - favorables ou non. Il essayait souvent de se serrer jusqu'à l'évanouissement, mais il n'y arrivait pas. En revanche, il arriva à persuader sa femme de se lacer, en resserrant son corset chaque jour davantage, jusqu'à lui faire perdre connaissance avec 35 cm de tour de taille. C'était pour lui une grande satisfaction sexuelle.
Stekel recevait aussi en consultation un policier de trente six ans qui portait des corsets et se masturbait devant une glace en imaginant qu'il était cette femme dans la glace. Il avait rempli un album de coupures de journaux montrant des corsets, qu'il avait barbouillées de croquis obscènes et de notes: « Quel bonheur de déshabiller cette femme, de déchirer son corset et de la violer.» Stekel se référait à ce carnet comme à «la Bible» du fétichiste, et soulignait le contraste entre la vie chrétienne de ce célibataire et ses fantasmes « diaboliques ».
Les termes «douleur» et « compression» sont souvent juxtaposés dans les lettres d'EDM, avec des allusions aux sensations « fascinantes, délicieuses, superbes, exquises » qu'est censé procurer le laçage. Mais la douleur et le plaisir ne sont pas les seuls enjeux. Domination et soumission tiennent une place également importante. D'où les nombreuses histoires de laçage forcé.
La maîtresse française
Parmi les lettres les plus anciennes et les plus significatives, certaines situent leurs histoires dans des pensionnats. NORA écrit ainsi en mai 1867 :
On me mit à quinze ans dans une pension chic de Londres où l'usage voulait que les élèves perdent 2,5 cm de tour de taille par mois jusqu'à ce que la Principale soit satisfaite. Quand je quittai l'école à dix-sept ans, mon tour de taille qui était jadis de 58 cm n'en faisait plus que 33. Tous les matins, une bonne nous aidait à nous habiller et une gouvernante veillait à ce que nos corsets soient le plus serrés possible.
Pour comprendre le véritable sens de ces récits, il faut" comparer plusieurs lettres et analyser le langage utilisé. Les scénarios sont souvent identiques:pendant des années, une fille vit dans l'indiscipline et sans le moindre corset, souvent parce que sa famille vit à l'étranger. Mais la situation change brusquement et on la soumet à la cruelle discipline du corset. Le récit baigne dans un flou artistique stratégiquement parsemé de gros plans minutieux sur les détails du corset. Voici la lettre de FANNY dans Queen du 25 juillet 1863 :
Jusqu'à l'âge de quinze ans, on m'a laissée courir [...] comme une sauvage. [...] Les circonstances familiales et les revers de fortune [...] ont convaincu mes parents de faire parachever mon éducation sur le continent. [...] On m'envoya dans une école très distinguée et très en vogue de la banlieue parisienne [...] [où] je fus soumise à la stricte discipline du corset.
Il arrive que ces jeunes filles se rebellent ou demandent grâce, mais elles finissent par se soumettre. Au fil du XIXe siècle, les histoires deviennent de plus en plus salaces et se rapprochent nettement des lettres concernant les châtiments corporels. Tout comme ils débattent longuement des meilleures méthodes de laçage et, entre autres, de l'utilité des menottes et des corsets verrouillés, certains correspondants se demandent s'il vaut mieux attacher la fille en travers du «cheval» ou l'enchaîner au plafond, lui laisser ses dessous ou la mettre nue. Beaucoup de scènes ont l'air de sortir d'un roman pornographique, si bien que la tentation de s'indigner devant de telles pratiques en milieu scolaire laisse vite la place à la certitude que ces lettres relèvent du fantasme.
TAILLE DE GUÊPE, par exemple, raconte dans Society (23 septembre 1899) ce qui lui arrive quand elle refuse d'être lacée à moins de 45 cm :
Entendant cela, la maîtresse française se mit en colère car elle était spécialement chargée de veiller à ce que les filles aient des tailles de guêpe. Le châtiment que je reçus me soumit tout à fait et me fit certainement le plus grand bien. On me suspendit par les poignets et on m'attacha les pieds, chaussés de bottines étroites à talons hauts, à un anneau dans le plancher. C'est ainsi, avec mon corset pour seule protection, qu'on me fouetta le dos. Cela me procura une douleur intense, sans me laisser de marques, grâce au laçage étroit de mon corset. J'étais profondément humiliée, mais, avant de me détacher les mains, la maîtresse française ramena ma taille à 38 cm.
Même si, en Angleterre, la plupart des écoles pour filles enseignaient le français, la présence de « femmes françaises » - maîtresses ou gouvernantes - dans ces lettres joue sans doute un rôle fantasmatique. Plusieurs lettres sur le travestisme signalent aussi la présence d'une « adroite bonne française » qui aide le protagoniste masculin à devenir un personnage féminin.
Certains correspondants situent leurs histoires dans des villes étrangères- Paris ou Vienne le plus souvent. Ils prétendent y avoir fréquenté des écoles, ou racontent avoir vu dans les rues des hommes et des femmes corsetés. Selon LE VOYAGEUR (Family DQf/VJr, 10 décembre 1887), «en France, on voit beaucoup de femmes à la taille très fine, et à Vienne le corset serré est de rigueur ». A la une d'un numéro de Family Doctor, un article consacré aux « tailles nationales" rappelle qu'à l'époque victorienne « la taille de guêpe était beaucoup plus prisée sur le Continent - à Paris et Vienne notamment - qu'en Angleterre.
Pourquoi Paris et Vienne? Peut-être tout simplement parce que les choses étranges arrivent plus facilement dans des lieux lointains où la plupart des lecteurs n'ont jamais mis les pieds. Rien ne permet d'affirmer que le port du corset ait été spécialement florissant en France et en Autriche.Mais à une époque où le baiser français, les lettres et la mode françaises étaient investis d'un charme spécial, le Continent, vu de l'Angleterre, devait être une terre de fantasme.
La passion de Vienne a néanmoins une connotation plus directement fétichiste, apparemment liée à la légendaire finesse de taille de l'impératrice Elizabeth d'Autriche (1837-1898). Selon une biographie récente, Sissi avait un tour de taille de 49,5 cm et pesait 50 kilos pour environ 1,70 mètres.C'était une obsédée de régimes, d'exercice physique et de corset. Aujourd'hui encore, elle jouit d'un certain prestige auprès des adeptes.
Il n'existe aucune preuve sérieuse que ce genre de pensionnat ait existé. Aucun journal crédible, comme le Times, n'en a jamais parlé. Pas une lettre ne cite un nom d'école. D'autre part, que ce soit dans les lettres isolées ou les correspondances fétichistes «officielles », les histoires sont tout à fait invraisemblables: par exemple, il se peut que personne ne remarque la présence d'un garçon travesti dans un pensionnat de filles, mais c'est fort improbable. En perpétuelle concurrence, les auteurs surenchérissent dans la férocité. Il arrive aussi qu'ils plagient des histoires plus anciennes en les reprenant à leur compte. En 1933, par exemple, London Lifè publie sous le titre « Les filles doivent-elles porter des corsets? » une lettre déjà parue en 1909 dans Modern Society.
Et même si certains éléments de l'histoire sont plausibles, on brode toujours dessus. En 1899, la « gouvernante de l'institution de Madame la B.,tout près de Paris» raconte dans Society que « la dernière folie» consiste à se faire percer les «tétons» par les bijoutiers de la rue Saint-Honoré. En effet, certaines personnes se faisaient sans doute percer les mamelons, et le thème du piercing était très présent dans le courrier de Society, mais quand la gouvernante dit que cette pratique a été décrite dans La Vie parisienne et dans un roman récent, je ne peux m'empêcher de penser qu'elle se contente de répéter une chose lue quelque part. J'ai également beaucoup de mal à croire que sa poitrine ait grossi à cause du frottement de sa lingerie contre les anneaux de ses mamelons.
Les récits pornographiques se situent souvent dans des lieux institutionnels - écoles, casernes, prisons - impliquant le port de l'uniforme, une hiérarchie et des punitions. Et les gens y ajoutent leurs fantasmes sexuels. En effet, si je doute que la pratique du corset et le travestisme aient réellement existé pour les enfants des pensionnats, je crois en revanche que les adultes fétichistes sont tout à fait capables de recréer ces mises en scène à leur propre compte. Photo Bits cite, le 5 février 1910, « la très sélecte académie de Miss P.B., où l'on cultive sa finesse de taille et l'art de marcher avec des talons hauts ». Cette école était-elle une réalité, un fantasme, ou quelque chose entre les deux?
Voici quelques extraits du prospectus publicitaire d'une « école » anglaise contemporaine destinée aux adultes fétichistes: «l'école de redressement de Miss Prim est destinée aux vilains garçons et aux mauvaises filles de 21ans et plus - et aux garçons qui voudraient être des filles ». On peut s'inscrire pour le week-end ou pour plus longtemps. L'uniforme est obligatoire (fourni dans un délai de trente jours) et comprend shorts de gym bleu marine (préciser si c'est pour une fille ou un TV - travesti), culottes, etc. Au Torture Garden, un homme m'a dit avoir visité un établissement de ce genre. Et Miss Vera tient à New York une école de formation pour les garçons qui veulent être des filles, connue sous le nom de L'Académie. Miss Vera est la doyenne des étudiants. Son amie, Miss Dana, est la « doyenne en talons aiguilles ». Les frais de scolarité vont de 300 dollars pour une séance privée (de travaux pratiques ?) de deux heures à 2000 dollars pour le week-end.
Pourquoi devrions-nous croire que les lettres d'EDM reposent sur des faits concrets? Tout le monde sait que beaucoup de lettres publiées actuellement dans la presse pornographique sont écrites par les journalistes et que les autres brodent largement autour d'expériences vécues. Quant aux lettres signées de prénoms féminins, elles ne sont pas forcément écrites par des femmes. Il existe même dans la pornographie une longue tradition de récits écrits au féminin et à la première personne, dûs en réalité à des hommes ~Fanny Hill, de John CI el and, par exemple. De plus, si la psychiatrie contemporaine insiste à juste titre sur le fait que la majorité des fétichistes sont des hommes, on peut supposer que la plus grande partie des lettres sur le corset ont été écrites par des hommes.
En 1899, UNE FEMME DE CINQUANTE ANS raconte dans Society son expérience personnelle dans «une école de fin d'études à la mode» au début des années 1860, «pendant l'une de ces séances de laçage comme on en trouve dans la correspondance d'EDM». Elle ramasse différents éléments cultes de la littérature fétichiste: l'invocation rituelle de la maîtresse sexy et sadique enseignant l'art du corset - rôle souvent joué par une jeune aristocrate perverse, et parfois par un travesti. L'omniprésente gouvernante française, Mlle de Beauvoir, y apparaît avec un tour de taille de 33 cm, bien que plutôt « charnue» pour le reste. Le fouet est une punition ouvertement admise, et trois Françaises, filles d'une marquise, pratiquent le piercing des seins, alors très prisé des correspondants de Society.
Je veux bien croire que les vrais fétichistes mettaient en pratique la plupart des choses qu'ils décrivaient dans leurs lettres: port du corset, piercing, fouet, travestisme. Mais le faisaient-ils dans le décor annoncé - dans un pensionnat, au sein de l'aristocratie fétichiste ou entre les mains de Mlle de Beauvoir? J'en doute.
L'homme au corset
Le port masculin du corset est un autre thème important de la littérature fétichiste. En novembre 1867, WALTER écrit dans les colonnes d'EDM:
On m'envoya très tôt à l'école en Autriche - pays qui, contrairement à l'Angleterre, ne voit rien de ridicule à ce qu'un homme porte le corset. Évidemment, quand la femme du docteur m'enjoignit de porter un corset, je m'y opposai avec une véhémence tout anglaise, mais on ne me laissa pas le choix. Une robuste midchen, stoïquement sourde à mes protestations, me laça rapidement dans l'un de ces corsets viennois à la mode. [...] Le fait d'être corseté plus étroitement chaque jour était une gêne et une souffrance, mais, quelques mois plus tard, je désirais autant que mes dix ou douze compagnons être corseté par une paire de bras costauds.
Les propos de WALTER ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Si leur contenu manifeste concerne le port du corset masculin dans un pensionnat,leur contenu latent semble plutôt révéler le fantasme d'un garçon soumis à des femmes dominantes (la femme du docteur et la robuste « midchen ») et forcé de porter de la lingerie féminine. Très vite cependant, la souffrance fait place au plaisir, et l'ignominie du travestisme est occultée par sa normalisation dans une autre culture. Si la plupart des hommes du XIXe sièclene portaient pas de corset, les corsets et ceintures pour hommes existaient bel et bien.
Dans les années 1820, les dandys portaient parfois des corsets (baleinés et lacés dans le dos) pour se façonner cette silhouette en forme de sablier alors très vogue - pas forcément sous son aspect caricatural. On apprend dans le Workwoman 's Guide (Guide de la femme qui travaille) de 1838 que les corsets d'hommes étaient utilisés dans l'armée, pour la chasse et les exercices violents. Selon un historien contemporain, ces corsets, qui n'avaient pas à lutter contre les courbes féminines, étaient souvent de simples ceintures de tissu. Mais dans le cas de WALTER, il s'agit bien de corsets féminins fortement baleinés. Et le 4 décembre 1909, un homme corseté qui signe WALTER dans Modern Society (peut-être en hommage au WALTER d'EDM) conseille aux lecteurs mâles de « quémander, emprunter ou voler un corset à leur soeur (ou à leur femme) et de le porter ».
Le corset pour hommes horrifie beaucoup de correspondants. Même LA GÉNIE, farouche défenseur du corset (obligatoire) pour les filles, tient à préciser qu'il n'en porte pas lui-même et qu'il trouve cette idée « plutôt répugnante ». L'usage du corset est parfois médicalement justifié, notamment pour ceux qui souffrent du dos. ANTI-CORPULENCE le recommande aux hommes corpulents. Et LE CORSÉTISTE s'interroge sur le préjugé lié aux porteurs de corsets.
En octobre 1886, UN AMATEUR DE CORSET ayant décrit dans Family Doctor le plaisir qu'il éprouvait à porter des corsets, MARY BROWN répond: « Ce doit être un homme très efféminé [...] qui voudrait bien se promener en robe et passer pour une femme. » Cette lettre déclenche un flot de réponses de porteurs de corsets ou de travestis, l'un d'eux écrivant: « Même si je ne suis pas du sexe qui est censé porter des corsets, j'en porte depuis plus de dix ans. »
La question de la domination féminine est très présente dans ces nombreuses lettres d'hommes consacrées au corset. ÉLEVÉ COMME UNE FILLE et AIMERAIT ÊTRE UNE DAME confient à Family Doctor qu'ils ont été élevés par des tantes qui les forçaient à se travestir - scénario plausible. Les histoires de femmes forçant leurs maris sont plus douteuses.
Ainsi, CORSET DE SATIN, qui a épousé une femme beaucoup plus âgée. « Elle m'avait séduit par sa taille délicieusement menue et ses jolies chaussures à talons [...] et m'obligea à signer un document par lequel je m'engages à la satisfaire dans ma façon de m'habiller. [...] Ce que je fis volontiers, ne sachant absolument pas où cela me conduirait. » (Mais nous le devinons.) En fait, les études contemporaines portant sur les travestis et leurs épouses affirment que c'est plutôt l'homme qui choisit de se travestir.
COLONEL EN RETRAITE déclare que « beaucoup d'Américains portent des corsets, filles et garçons; d'où, certainement, leur magnifique allure ». Mais la plupart des correspondants s'intéressent au mâle de langue allemande, et surtout au militaire prussien ou autrichien. Même si l'armée autrichienne n'est guère impressionnante sur le plan militaire, l'empire austro- hongrois cultive l'uniforme d'apparat, souvent copié dans les bals costumés français et anglais, et les fétichistes britanniques de la génération de WALTER connaissent bien ce type de vêtements. Rappelons aussi que l'armée prussienne (et allemande plus tard) est très puissante. « Tout le monde sait que beaucoup d'officiers prussiens portent le corset, écrit le RÉFORMATEUR, et rien ne convient mieux à l'homme que ce maintien donné par le port du corset. » Dans cette lettre comme dans beaucoup d'autres, le symbolisme phallique lié au corset et aux uniformes moulants se mélange avec les éléments de travestisme (combinaisons et boucles d'oreille).
L'attrait pour l'uniforme a toujours été une sous-catégorie importante du fétichisme vestimentaire, souvent associée aux fantasmes de domination et de soumission. Le travesti qui fréquente des officiers est un thème récurrent des lettres fétichistes. ÉLEVÉ COMME UNE FILLE évoque une soirée viennoise où, à la suite d'un pari, il aurait dîné avec plusieurs officiers en robes du soir [...] lacés dans des corsets de 41 cm. «Je déteste que des hommes portent le corset », écrit de manière assez faux jeton la BELLE DE KENSINGTON après s'être vantée de sa taille de 40 cm, mais mon frère qui est dans le régiment*** me dit que beaucoup le font. En tout cas, je sais que lui le fait. L'automne dernier, il a gagné un gros pari en dînant avec un officier, habillé en femme. »
En 1909, Modern Society publie, sous le titre Esclaves du corset, une série de lettres dont celle où DORA raconte que sa bonne hongroise a jadis travaillé pour un officier autrichien qui portait un corset et des talons de 10 cm. TAILLE FINE affirme qu'à Vienne, c'est une chose tout à fait banale pour un homme de porter le corset. Le narrateur des Souvenirs d'une corsetière (dans London Life, le 27 décembre 1930) parcourt l'Europe à la recherche de tailles fines et rencontre à Vienne un lieutenant qui, en plus de son « long corset militaire » porte un uniforme ajusté avec un long corset d'acier qui lui donne une silhouette parfaite - et qui se travestit aussi.
Un essai sur la discipline dans un lycée autrichien des années 30 montre à quel point étudier la littérature fétichiste est une entreprise délicate. L'auteur commence en citant WALTER, et continue avec un discours décousu et souvent incohérent laissant entendre que les Allemands (y compris les nazis) sont des anti- fétichistes virils haïssant le corset, alors que les Autrichiens sont des fétichistes du corset efféminés. Hitler est présenté comme « l'un des fétichistes les plus accomplis que le monde ait connus ». Les États-Unis étant, comme l'Autriche et l'Angleterre, un pays plutôt « corseté »,l'auteur leur concède une «bonne chance de succès dans la domination mondiale ». Inutile de dire que cet étrange essai n'apporte aucun élément sérieux sur la véritable histoire du corset dans les écoles autrichiennes. Il montre en revanche comment le corset peut servir d'alibi à toutes sortes d'idéologies. Reste que certains hommes ont porté (et portent encore) des corsets. La première publicité que j'ai trouvée sur le sujet - dans le périodique Society qui publiait aussi des lettres de fétichistes - remonte à 1899 et montre plusieurs modèles , des ceintures pour dormir ou chasser aux longs corsets lourdement baleinés et militairement baptisés « le Marlborough» ou «le Carlton ». On trouve très peu de corsets pour hommes dans les musées,mais à l'Institut du costume de Kyoto j'ai vu un corset anglais «marque Apollo» de la fin du XIX' siècle, taillé dans un robuste tissu beige, avec des baleines dites « spartiates ».
La London Lift League, installée à Montréal, soutient les amateurs de corsets, hommes ou femmes. Ses bulletins ronéotés insistent sur le fait que ce n'est pas une question de sexe, «que l'homme moderne devrait être fier d'appartenir à une dynastie qui remonte aux Minoens et se perpétue jusqu'à l'officier et au dandy britannique ». Compte tenu du fait que l'homme corseté risque de s'attirer des «réflexions hostiles », ces bulletins lui recommandent de faire preuve de discrétion. Par exemple, on le prévient que des baleines d'acier peuvent déclencher les contrôles électroniques des aéroports, et on lui conseille dans ce cas d'invoquer des raisons orthopédiques. Les travestis (notamment les hommes mariés d'un certain âge) portent parfois le corset en privé. Certains hommes - moins nombreux - portent ce qu'on appelle un «corset de pénis », tube de cuir ou de latex lacé, ou un « corset de cou ».
Pour en revenir à un phénomène plus significatif du point de vue de la mode, on rencontre maintenant dans les boîtes des jeunes, surtout homosexuels, qui portent des corsets ouvertement, comme vêtements.
Le fétichisme démodé
Le corset disparaît de la mode féminine dès 1907, avec les créations néoclassiques de Poiret. Vers 1910, les femmes jeunes et minces commencent à remplacer le corset à baleines par une gaine et un soutien-gorge de latex, tandis que les femmes plus fortes et plus âgées adoptent un corset long et étroit.
La Vénus moderne selon Photo Bits, 1910
Je viens de lire que cette saison ne verrait pas de tailles fines et encore moins de hanches. [...] Mon coeur frissonne de tristesse. j'ai du mal à comprendre ce dernier décret de la mode. Les seins gonflés, les tailles divines, les hanches arrondies - tout cela va disparaître, ou plutôt, va rester caché. Quel dommage!
Ce correspondant de Photo Bits (29 octobre 1910) se console en souhaitant bonne chance à la meunière du Lancashire, réputée se lacer plus étroitement que quiconque. « C'est elle, le peuple. » Et, pour finir, on lui a annoncé « les signes d'un retour aux tailles de guêpes» et on lui a confié que les gens dans le vent portaient en secret les corsets les plus serrés. Apparemment, il se fait des illusions.
En 1910, Photo Bits publie plusieurs numéros spéciaux « Tailles fines ». Dans l'un d'eux, on envisage la création d'un « Club du corset» et d'une « Ligue minoenne» destinés à promouvoir l'usage du corset chez l'homme. Dans l'autre, on proclame: « 33 cm - voilà l'idéal. » Le feuilleton La Perle de Picadilly raconte les aventures de Taille de guêpe, un homme qui porte un corset rouge de 33 cm. Le magazine publie aussi un essai, Le Culte du corset, et une histoire intitulée La Chasse aux 33 cm.
Mais, peu à peu, l'époque victorienne est apparue comme l'âge d'or du corset et, la nostalgie aidant, les tailles annoncées ont commencé à rétrécir. L'auteur de La vogue de la taille de guêPe (dans London LiJe, le 26 octobre 1930) parle de tailles victoriennes de 25, voire 22 cm, En février 1933,l'ADORATEUR DES TAILLES DE GUÊPE écrivit à London LiJe :
Cher Monsieur, comme Diabolo, j'aime les tailles fines pour le beau sexe. Je ne comprends pas qu'un homme puisse être considéré comme anormal parce qu'il aime voir les femmes bien corsetées, sachant que l'homme victorien était un fervent adorateur de la taille fine - alors universelle. Je n'ai que vingt-sept ans mais je dois être né trente ans trop tard car,pour moi, la silhouette féminine obtenue par le port raisonnable du corset a beaucoup plus d'attrait que celle, dite « naturelle », qui est à la mode aujourd'hui.
Un de mes amis me dit qu'on trouve encore à Paris beaucoup de femmes à la taille fine, et j'ai l'intention d'y aller bientôt passer une semaine ou deux, histoire de vérifier ses dires.
Ethel Granger,« La plus petite taille du monde ».(Fakir Musafar et Body Play.)
Mais, si le corset, remplacé par le soutien-gorge et la gaine, disparaît du monde de la mode, il garde une place essentielle dans le panthéon fétichiste. L'actrice Polaire, qui était corsetée et dont on vantait la finesse de taille en 1909 dans Tatler et Photo Bits, réapparaît le 26 juin 1937 dans London LiJe.
La plus célèbre adepte moderne est incontestablement l'Anglaise Ethel Granger, de Peterborough, qui, en quelques années, a réduit son tour de taille de 58 à 33 cm. Petit bout de femme mesurant 1,60 mètres pour 50 kilos, elle a commencé à porter des corsets en 1928, sous l'influence de son mari Will Granger. Ce dernier, grand fétichiste devant l'éternel, a d'ailleurs écrit et publié à compte d'auteur une biographie de sa femme dont les chapitres s'intitulent Ethel est une adorable épouse, Heureuse sur ses talons, Des anneaux dans le nez, Instruments de torture, Nénés percés ou Trente trois centimètres - enfin!
Même s'il a très peu porté le corset lui-même, Will Granger était obsédé par les modifications corporelles depuis son plus jeune âge. Figure dominante du couple, non seulement il a contraint sa femme à se corseter, mais il lui a percé le corps en treize endroits. Pourquoi s'est-elle laissée faire ? Ses raisons demeurent obscures, même si ses proches affirment qu'elle aimait cela. En tout cas, Will Granger était tellement obsédé par le corset qu'il fut très contrarié quand l'obstétricien d'Ethel insista pour qu'elle l'enlève pendant ses grossesses! Elle décrocha du corset pendant la guerre, mais son mari la persuada de recommencer en 1946 et, vers la fin des années 50, sa taille était revenue à 33 cm.
« Les modes changent et nous aussi », écrit Will Granger. Mais, en fait, sa fascination pour le corset n'a rien à voir avec la mode. Un phénomène de mode comme la gaine « taille de guêpe» des années 50 est très éloigné du fétichisme hard.
Même si leurs «jeux» étaient secrets à l'origine, les Granger sont devenus des figures cultes dans le monde des adeptes. Ethel est citée dans la presse en 1957, 1959 et même en 1968, quand Associated Press publie des photos de ses fameux 33 cm. Elle finit même par entrer dans le Livre Guiness des Records sous la rubrique « la taille la plus fine du monde », mention que son mari fait aussitôt inscrire sur son passeport. Cette publicité a valoriser ce genre de pratique aux yeux de beaucoup. Et à sa mort en 1982, quelques années après son mari, Ethel avait porté des corsets pratiquement jusqu'à son dernier jour.
Le corset aujourd'hui
Pour le célèbre adepte Fakir Musafar, le corset pennet à «une femme sans autres attraits qu'une taille fine d'attirer les hommes (et les femmes) qui apprécient cette discipline du corps. Sa pratique augmente les plaisirs sexuels. Il n'y a rien de tel pour un homme très étroitement corseté que de faire l'amour avec une femme elle aussi corsetée. Tous vos organes se trouvent dans des positions différentes, soumis à des tensions différentes - c'est une question de mécanique, qui vous conduit à l'extase».
Dans les années 50, Fakir Musafar passe de 73 cm de tour de taille à 48 cm. Tirant son inspiration d'EDM autant que de National Géographie, il se présente soit en «primitif moderne» soit en «parfait gentleman ». De 1950 à la fin des années 60, il monte une affaire de corsets qui périclite faute de clients, et la vend aux propriétaires de BR Creations qui, vers 1980, emploieront trois femmes à fabriquer des corsets. Et, comme le précise Musafar, « ils sont sortis du circuit fétichiste pour vendre dans les endroits les plus ahurissants: au salon du mariage, par exemple. Ils passent une annonce dans le New York Times et ils ont une tonne de commandes ».
Et pour Pearl, dont le tour de taille fait 48 cm, s'agit-il de fétichisme? «Peut-être. C'est sensuel, mais pour moi, ça n'est pas une pratique sexuelle. » Comme beaucoup d'adeptes, Pearl a été élevé dans une famille très croyante et son intérêt pour les corsets remonte à la petite enfance.« Quand j'avais deux ou trois ans, je vivais chez ma grand-mère. Elle portait un corset tous les jours parce qu'elle avait eu des problèmes de colonne vertébrale quand elle était jeune. Je l'aidais à le lacer. Il était très beau. Rose, toujours rose, dans ce joli satin couleur pêche. »
«Je ne fais pas ça pour essayer de ressembler à une femme », ajoute Pearl.(Le photographe Travis Hutchison approuve, il se sent « très viril» quand il porte le corset que Pearl a dessiné pour lui). Pour Pearl, c'est « une question de contrôle de soi. Les vêtements devraient être plus disciplinaires ». Bien qu'il trouve le corset «confortable », il aime la sensation d'être contraint et l'idée que le vêtement « apporte avec lui ses règles précises et empêche certaines choses - l'avachissement, par exemple ». S'il ne met pas de corset, ça ne va pas. «Je n'aime pas marcher pieds nus, non plus. J'aime mes chaussures de cuir. Et je dors avec mon corset, ou avec une ceinture, parce que j'aime me sentir contrôlé. »
Grâce à Pearl, j'ai fait la connaissance d'une femme qui porte des corsets,Cathie J. Après une longue discussion téléphonique, je suis allée dans la maison du nord-est des États-Unis où elle vit avec son mari. C'est une femme d'intérieur entre deux âges qui annonce un tour de taille de 43 cm sans le corset - à peu près 38 avec. Elle mesure 1,67 m, pèse une soixantaine de kilos et son tour de taille oscille donc autour de 45 cm
Pour obtenir ce résultat, elle porte son corset vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ne l'enlève que pour prendre un bain.
Cathie a épousé un chirurgien. Elle est certaine qu'il ne lui ferait jamais faire quoi que ce soit de dangereux sur le plan médical, mais la rumeur prétend qu'il lui a enlevé des côtes. «Ce n'est pas la peine, répond l'incriminé, les côtes sont très flexibles. » Les radios montrent une modification des dernières côtes et un étirement probable des espaces intervertébraux.
Cathie explique qu'un laçage rapide provoque une compression brusque très appréciée de certaines personnes. (Apparemment, Will Granger avait l'habitude de lacer Ethel devant ses visiteurs si vite et si étroitement qu'elle s'évanouissait.) Mais Cathie n'aime pas ce sentiment de vertige et préfère être lacée continuellement. Elle le fait elle-même, avec un crochet et un bouton de porte pour maintenir la tension des lacets.
« L'opération rétrécissement est assez désagréable, mais ce n'est pas vrai- ment une souffrance'», dit-elle. Le problème, c'est plutôt «le frottement contre une peau sensible », qui peut provoquer «des ampoules ou des petites blessures ». Son mari « aime l'allure que donne le corset, sa manière d'élancer la silhouette ». Il a toujours aimé cela, précise-t-il, bien que sa mèren'ait jamais porté de corset. Mais pour Cathie, le port du corset n'est pas plus sensuel que le contact avec n'importe quelle autre jolie pièce de lin-gerie, et ça l'est moins que le satin.
« Mon but est de plaire à mon mari, dit-elle. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, les femmes de ma génération portent des corsets pour plaire à leur mari ou à un proche. » Elle connaît un couple allemand d'une trentaine d'années où tous deux portent un corset: lorsque l'homme a suggéré à sa compagne de le faire, elle lui a répondu: « Alors, fais-le aussi. »
Selon une étude récente, la pratique du corset est souvent un phénomène de couple, et dans les couples standards, ce sont généralement les maris qui convertissent leur femme. (En d'autres termes, chez les couples hétérosexuels où n'entre en jeu ni travestisme, ni sadomasochisme, c'est l'homme qui s'intéresse au corset.) « Si j'avais épousé quelqu'un d'autre, a dit Cathie aux auteurs de cette étude, je ne m'y serais pas intéressée. Et si mon mari me disait demain que ça ne l'amuse plus, ça ne serait pas un problème pour moi. » Toute fois, lors de notre rencontre, elle a apporté une nuance: « S'il mourait, je continuerais probablement de porter un corset, mais peut-être moins serré. Mon corps s'est habitué, et si je quitte mon corset plus de quelques heures, j'ai mal au dos. J'ai besoin de soutien. » De plus, tous ses vêtements sont faits sur mesure pour aller avec le corset: « Si je l'enlève, je n'ai plus rien à me mettre !
« Certains assimilent cette pratique au bondage et aux modifications corporelles, dit Cathie, mais ce n'est pas notre truc. » Elle a pris fermement ses distances avec les adeptes fétichistes et les travestis. Elle estime cependant que « les raisons de porter le corset sont plus diverses chez l'homme ». Le Fakir, par exemple, « le fait comme une expérience des limites ». Cathie connaît aussi quelques filles de vingt ans qui le font simplement « pour le look » et parce que c'est la mode. Elles ont d'ailleurs tendance à mettre le corset par-dessus leurs habits, parfois avec d'autres articles fétiches comme le cuir ou le latex.
Cathie et Pearl m'ont fait rencontrer Lauren, une jeune femme de vingt-sept ans qui porte un corset de 48 cm. «J'aime l'effet que ça fait. C'est comme si quelqu'un me tenait. Et je le trouve beau. » Mais contrairement à Cathie, elle le porte pour son plaisir, et non pour plaire à son partenaire. Elle compare la discipline du corset à celle de la danse. «La danse est culturellement acceptable alors que le corset ne l'est pas. Pourtant, dans les deux cas, vous" dressez" votre corps. La danse est très dure pour les pieds, mais on l'accepte parce que le résultat est beau. La fin justifie les moyens. »
Le corset, comme la danse, est une question de « force et de grâce », dit Lauren. «J'aimerais dissiper les malentendus qui entourent le corset. Je n'ai pas de problèmes de santé. Si on le fait de manière saine et si on permet à son corps de s'adapter, ça va. Mon seul problème, c'est que je me sens faible quand je ne fais pas d'exercice. » Et cette nouvelle mode du corset? «J'ai du mal. J'ai envie de dire: arrêtez, c'est un style de vie, pas une mode. D'un autre côté, si ça aide à faire comprendre le phénomène, ça vaut la peine. »
Depuis cette espèce de vogue du corset, Cathie a constaté des changements dans les bals corsetés. A son premier bal en Angleterre, il y avait une vingtaine de couples hétérosexuels - les hommes portant des smokings et les femmes d'élégantes robes du soir sur leur corsets. Dans les bals récents,comme celui de Vienne en 1994, il Y avait beaucoup plus de monde et la foule était mélangée, avec entre autres des travestis et des femmes qui portaient le corset en vêtement de dessus.
Le retour du corset
Vivienne Westwood fut l'une des premières à tirer parti du retour du corset. Selon le Vogue de septembre 1994, son corset pigeonnant de 1985 reste son coup d'éclat des dix dernières années. « La mode exige toujours du neuf, mais tout vient du passé », dit Lauren, et les corsets de W estwood tiennent, d'avantage de ceux du XVIW siècle que des modèles victoriens en forme de sablier. Bien qu'ils soient visuellement très frappants, ils sont assez peu
Modèles inspirés du corset et de la lingerie, Azzedine Alaïa.1992.(Roxanne Lowit) structurés. D'après Pearl, « ils plaisent aux jeunes parce qu'ils sont confortables, légers, en plastique avec un zip à la place des lacets »
C'est pourtant le laçage qui séduit beaucoup d'autres créateurs. Dès les années 50, Jacques Fath créa à Paris une robe du soir en satin rose à corset lacé dans le dos. Richard Martin et Harold Koda ont réuni, au sein de l'exposition « Infra-Apparel» à l'Institut du Costume du Metropolitan Museum de New York, cette robe de Fath et toutes sortes d'articles contemporains, comme le maillot de bain à corset dessiné par la maison italienne Fendi.
Jean-Paul Gaultier doit une grande part de sa célébrité au fait d'avoir dessiné pour Madonna son fameux corset de satin rose lacé, avec bonnets en forme d'obus. Sa collection du printemps 1987, très frappante, présentait beaucoup de corsets, de gaines et de soutiens-gorge.
Il a aussi créé plusieurs robes-corsets en latex lacées dans le dos - modèle déjà utilisé dans la photo pornographique des années 30 -, des vestes lacées pour hommes et femmes,et son parfum est enfermé dans un flacon en forme de corset. « Le premier fétiche que j'ai dessiné était un corset, à cause de ma grand-mère », se sou- vient-il. Enfant, il vivait souvent chez elle. Un jour, il avait trouvé dans son armoire un corset à lacets couleur saumon, et s'était posé un tas de questions. Puis il l'avait vue le porter et elle lui avait demandé de le lacer. Elle lui avait aussi raconté qu'on se corsetait au début du siècle, et toute cette histoire l'avait fasciné: c'était pour lui « l'un des grands secrets ».
Depuis le milieu des années 1980, le corset est un thème récurrent de la mode. Chez Thierry Mugler, il fait partie intégrante de sa très théâtrale femme fatale. N'ayant jamais peur de dépasser les bornes, il crée des corsets agressifs avec bonnets hérissés de pointes et des corsets de cuir avec attaches en forme d'anneaux aux mamelons. Il propose aussi des corsets du soir scintillants, des bustiers de plastique structurés qui rappellent les armures romaines (adaptées au torse féminin) et toutes sortes de corsets/soutiens-gorge/bustiers. Il lui arrive aussi d'intégrer un corset en trompe-oeuil dans un autre vêtement, comme une veste de cuir noir.
En 1991, le créateur tunisien Azzadine Alaïa créa collants et corsets en faux léopard. En 1992, il proposait de magnifiques corsets en cuir rouge ou vieux rose, et des sacs à main en forme de corsets miniatures. L'Américaine Betsey Johnson, qui crée des vêtements bon marché pour jeunes filles, et Chantal Thomass, connue pour sa lingerie, dessinent toutes les deux des corsets, ainsi que Christian Lacroix, Ungaro et Valentino, mais dans des versions plus prestigieuses et coûteuses.
Karl Lagerfeld a fait du corset le pilier de son travail chez Chanel. « Vous ne pouvez porter ces vêtements sans corset, dit-il. Ils sont si ajustés que tous les boutons vont sauter ».
Finalement, en 1994, le corset a réapparu partout, aussi bien dessous que dessus. Et dans un grand magasin aussi classique que Saks, à New York, on fait de la publicité pour ce « dernier accessoire à la mode, le fin du fin : le corse t! »
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